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A chacun sa vérité historique

14-18 > France

Une controverse autour de la Grande Guerre
Paru le Lundi 10 Janvier 2005 dans Le Courrier
par CHARLES HEIMBERG
Les historiens de la Grande Guerre sont divisés sur la question du consentement patriotique à la guerre des combattants et de la population. Alors que la mort des derniers témoins directs éloigne définitivement la Grande Guerre et son histoire du temps de la mémoire biographique, elles sont devenues l'objet d'une controverse entre chercheurs dont les enjeux touchent le temps présent et l'avenir. L'historiographie de ce massacre de masse qui a inauguré un siècle où progrès et barbarie se sont étroitement mêlés a connu grosso modo trois périodes. Elle s'est tout d'abord déclinée sur le ton d'une histoire soi-disant majuscule, une histoire politique, militaire et diplomatique. A partir des années soixante, elle s'est développée dans une perspective économique et sociale, attentive aux structures de la vie matérielle. Enfin, au cours des vingt dernières années, elle s'est orientée vers une dimension culturelle concernant autant la culture des acteurs que toute la production culturelle autour de la guerre. En outre, la question de la parole des témoins et de la reconnaissance de leur apport a toujours été posée aux historiens. Elle le demeure aujourd'hui, non plus pour ce que ces témoins ne peuvent plus nous dire, mais au moins pour ce qu'ils nous ont écrit.
Les historiens de la Grande Guerre sont désormais divisés par une querelle qui porte surtout sur la question du consentement patriotique à la guerre des combattants et de la population. Des chercheurs ont développé ces dernières années une réflexion sur la culture de guerre, mettant notamment en évidence la brutalisation des sociétés occidentales. A partir d'une lecture de l'oeuvre de l'historien George Mosse, il y aurait lieu d'identifier la brutalisation de la société par le bas. Les masses combattantes et leur ferveur patriotique, les poilus comme leurs adversaires, tous assez largement consentants malgré les rigueurs extrêmes de l'état de guerre, en auraient été les acteurs centraux. C'est là un constat que d'autres historiens contestent et veulent nuancer.

HISTORIENS DIVISÉS
En France, cette querelle a ses lieux d'implantation privilégiés. D'un côté, les sites les plus connus, le département de la Somme et Verdun, incarnent la résistance à l'agression ennemie et inspirent plus volontiers le courant historiographique le plus diffusé dans les médias, à travers notamment l'Historial de Péronne. De l'autre, plus proche des historiens qui critiquent les thèses dominantes, on retrouve un lieu resté maudit, moins remémoré, mais qui a fait un non moins grand nombre de victimes. C'est le Chemin de Dames, lieu de l'échec de l'offensive Nivelle, de l'échec d'une attaque française, symbole des terribles conséquences humaines d'un commandement militaire hasardeux; symbole encore, avec Craonne et sa fameuse chanson, de la révolte et des mutineries qui se manifestèrent. Autant de faits qui incitent à nuancer la thèse du consentement patriotique.

L'actualité éditoriale de l'automne 2004 a été caractérisée par la publication, en parallèle, de deux ouvrages collectifs qui feront date. Le premier, L'encyclopédie de la Grande Guerre, dirigé par Jean-Jacques Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau (Paris, Bayard, 2004) reprend largement les thèses du consentement et de la brutalisation tout en proposant d'autres contributions fort intéressantes. Le second, Le Chemin des Dames. De l'événement à la mémoire, sous la direction de Nicolas Offenstadt (Paris, Plon, 2004), évoque l'échec de l'offensive Nivelle, son coût humain et la manière dont elle a été écartée des reconstructions mémorielles ultérieures, faisant de cette région un véritable lieu d'amnésie nationale. Dans ce livre, les mutineries ne sont pas minimisées et la perspective critique est constamment développée. L'historien Antoine Prost, dont la thèse avait porté sur les anciens combattants de la Grande Guerre, et qui vient de publier avec son collègue Jay Winter un excellent ouvrage de synthèse, Penser la Grande Guerre. Un essai d'historiographie (Paris, Seuil, 2004), intervient dans les deux ouvrages et refuse de prendre position dans cette polémique. Ce qui ne l'a pas empêché d'exprimer ses critiques au concept de brutalisation dans un article de la revue Vingtième siècle (no 81, 2004) estimant que le nombre de soldats qui étaient vraiment allés au feu avait dû être bien inférieur à ce que l'on prétendait habituellement.

LES BONNES QUESTIONS
Ce qui est intéressant dans cette querelle d'historiens, c'est la question de savoir de quoi ils parlent et d'où ils parlent. Se montrent-ils plus sensibles au point de vue des dominants ou des dominés? des vainqueurs ou des vaincus? du front ou de l'arrière? Mais cette situation historique suggère encore d'autres questions: jusqu'où des individus sont-ils prêts à aller dans un tel contexte d'embrigadement collectif? que sont-ils disposés à accepter, en termes de souffrances et de violences, s'agissant de défendre leur pays? une identité? des valeurs? des idées? A l'inverse, jusqu'où une société moderne, fût-elle démocratique, peut-elle aller dans ce qu'elle impose à des hommes comme plongeon dans cette violence et dans cette haine? Celles-ci ont-elles vraiment été le fait des hommes ou se sont-elles imposées à eux par les circonstances? Qu'en a-t-il été de la pression sociale et communautaire exercée par exemple quand les tribunaux militaires se hâtaient de télégraphier leurs sentences aux maires des villages d'où provenaient les condamnés? Autant de questions qui méritent une réflexion approfondie dans une perspective critique.
La Grande Guerre a été un événement clé de l'histoire contemporaine. Mais elle est pleine de contrastes. Elle a d'emblée marqué l'échec de l'affirmation internationaliste du mouvement socialiste. Ce qui ne l'a pas empêché d'être le contexte de l'apparition d'autres mouvements qui ont fait renaître ce projet sous des formes nouvelles. Par des mécanismes d'enrôlement et de conditionnement déployés à une échelle de masse, elle a entraîné des hommes en grand nombre dans les pires violences, dans une négation du droit à la protection de la vie, tout en créant les conditions qui ont rendu impossible leur résistance. Elle a ainsi été le théâtre de l'invention et de la mise en oeuvre de formes modernes de la propagande de masse. En fin de compte, l'expérience traumatique de cette violence a bien sûr marqué les années suivantes, celles de l'entre-deux guerres et de la montée des fascismes. Mais cela débouche sur un autre débat et d'autres questions autour du concept de brutalisation, de son origine et de sa durée, avec une périodisation différente.

RÉGRESSION ET CONFORMISME
Cette controverse a sans doute de quoi susciter bien des réflexions pour le présent et pour l'avenir. Ce qui ne serait vraiment pas inutile face aux formes toujours renouvelées de la régression de la pensée et du conformisme que provoquent les guerres et les interventions armées lorsqu'elles nous sont présentées comme «justes» par la propagande et les médias dominants.

Source
http://www.lecourrier.ch/index.php?name=News&file=article&sid=38951

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